Le nouveau reflet de Narcisse
La Révolution française permet le passage de la monarchie absolue à la démocratie, où la volonté de la majorité supplante la sacralité du roi, en proclamant l’égalité des individus. Il s’agit là d’une explication fort simplifiée des affirmations idéologiques qui ont mené à la modernité, mais l’essentiel est présent. L’individu moderne, d’un point de vue conceptuel, se consolide au XIXe puis au XXe siècle dans une société libre qui se veut égalitaire. Le progrès devient source d’innovations et de transformations et tout principe s’y opposant est perçu comme un affront à la potentialité humaine. L’immobilité est condamnée, seule l’innovation constante et la perpétuelle révolution technoscientifique s’accordent avec la vision moderne du monde désacralisé et vidé de sens. La vérité perd son interprétation universelle pour se confondre à l’action. La pensée pragmatique la soustrait à une quête sans fin pour l’associer à l’utilité.
La montée de l’égalitarisme et la perte des repères traditionnellement absolus ont mené l’individu moderne à un repliement sur lui-même. Narcisse a un nouveau reflet, mais est toujours obnubilé par son être, indifférent à l’autre. Son isolement technologique n’est peut-être que le reflet d’un individualisme exacerbé. Connecté, mais libre, sans attache, sans limites dans un monde aseptisé, filtré par l’écran. N’est-ce pas là , un fantasme enivrant pour l’individu moderne? Car son isolement technologique est à l’image de l’atomisation de la société et de l’indifférence inhérente à notre ère…1
Les nouvelles préoccupations de l’individu moderne, lorsqu’elles ne sont pas centrées sur son être, sont portées par une conception technique et instrumentalisée des rapports entre individus. Ainsi, les échanges sont hiérarchisés en termes d’efficacité et l’Autre est rationalisé en une interaction fonctionnelle dont la valeur se confond à l’utilité. L’individualisme amplifié par la « pensée instrumentale »2 modifie les rapports sociaux et entraîne une subjectivation du monde et un isolement nourri par les technologies sans cesse renouvelées.
La modernité ou plutôt la pensée moderne freine la révolution3 et marginalise les idéaux pour lesquels certains hommes se sont déjà sacrifiés. L’individu moderne, qui tente de se soustraire aux interprétations universalistes traditionnelles, leur préfère une vision interprétative et une subjectivation du rapport à la réalité qui le conforte dans sa situation. S’en suit une pacification des débats, une désertion de la sphère politique et un isolement hédoniste confortant.
La modernité, dans sa longue ascension, en vient à privilégier l’autonomie de l’individu jusqu’à en faire un leitmotiv. L’individu moderne, en affirmant son égalité face à l’autre et sa liberté, en vient à se distancier d’une construction communautaire des interactions sociales. Le symbole d’entraide, mais aussi de dépendance face à l’autre, que véhicule la communauté, est un affront à l’idéal d’autonomie et d’autosuffisance de l’individu moderne libéré de tout lien qui suggérerait son infériorité face à l’autre. La volonté égalitaire de la pensée moderne se mue en mécanisme d’« égalisation » et d’érosion « des figures de l’altérité »4. Les signes suggérant une quelconque hiérarchisation sociale sont bannis sous prétexte qu’ils s’attaquent aux postulats de base de l’Occident moderne en s’opposant à l’égalité de tous.
Les yeux rivés sur l’écran de son téléphone cellulaire, les doigts caressant le clavier. Côte à côte, mais séparés par deux écrans et une myriade de circuits électriques. Inutile d’essayer de lui parler, il n’entend pas, l’esprit parasité par la musique de son iPod. Mieux vaut le « texter », tout sera plus simple ainsi. Soit dans l’esprit du temps : ne mène aucun combat, ne défend aucune cause, ne t’intéresse à rien, et tu pourras écrire à tous les autres individus modernes sur leur page Facebook que tu es devenu l’un des leurs.
2 C. Taylor y consacre un chapitre dans Charles Taylor, Grandeur et misère de la modernité, Bellarmin, Québec, 2008, p117-135
3 Bien que la modernité postule la primauté du progrès, qui entraîne l’amélioration technique et technologique incessante et ce que l’on pourrait nommer «perpétuelle révolution», elle condamne également la révolution idéologique. Ainsi si la technique est en «perpétuelle révolution», le carcan moderniste marginalise la remise en question de l’idéologie qui justifie une telle pensée.
4 Se référer à Gilles Lipovetsky, L’ère du vide, Éditions Gallimard, Paris, 2008
Commentaires
Francis Davidson Tanguay le 06/04/2010 Ă 13h19
Une réflexion riche et intéressante qui se veut plus déductive qu'empirique et qui, à mon avis, accorde une importance trop grande à certains concepts. Je pense entre autres à l'ascension du relativisme, aux dépens d’idéaux universels religieux, qui en viendrait à justifier la "subjectivation du monde", où tout s'équivaut et qui mène à "une pacification des débats, une désertion de la sphère politique et un isolement hédoniste confortant". Il me semble que ces réalités (si réalités elles sont) sont explicables par plusieurs facteurs sociaux-politiques qui n'ont en fait rien à voir avec la perte des idéaux universels (comme, par exemple, l'impérialisme culturel américain.) Bref, chapeau pour la profondeur des idées et la pertinence de nombre de propos. Toutefois, il est nécessaire de préciser que certains concept n'expliquent que partiellement (et parfois de façon minime et éloignée, à mon avis) l'évolution de l'homme moderne. Un article à lire (et à relire) tranquillement et avec attention !
Jean de Cuir le 14/05/2010 Ă 09h19
Le sens de ce qu’a lancé la Révolution française pivote autour de la souveraineté de la personne. Or, cette reconnaissance est en fait en procès depuis la fin du 18e s.; c’est-à-dire que nous n’avons pas encore déchiffré ce que signifie cette souveraineté. Il n’est pas clair pour la majorité des personnes que la seule autorité transcendante est bien celle de la personne. En d’ autres mots, le récit chrétien, comme tous les autres récits dits religieux, n’est qu’un mythe parmi d’autres. Il n’a de force que ce qui est imaginaire. Pour l’articulation du politique, il est dans les limbes. Quant à la séparation de l’église et de l’État, pourquoi? Ils ne sont pas sur le même pied: il n’ y a que l’État qui est réel. La personne est en état d’apprentissage de sa souveraineté. On sait bien que la conscience d’être responsable de la biosphère n’est pas très actualisée ( sic). D’autre part, on peut ne pas confondre ̀”égalité” et la tendance à la médiocratie; ou égalité en droit ne signifie pas égalisation des talents, des capacités, des habilités.